Article Droit public – Droit social

Regard croisé public-privé sur l’évaluation et la prévention des risques liés au Covid-19 à travers deux décisions de justice :

Dans ces deux arrêts, les juridictions administrative et judiciaire se sont prononcées sur les obligations de tout employeur public en matière de protection des agents face aux risques de contagion du Covid-19 et sur les obligations de tout employeur de procéder à une « évaluation » des risques professionnels liés à la pandémie du Covid-19.

I- Les obligations de tout employeur public en matière de protection des agents face aux risques de contagion du Covid-19

Le droit au respect à la vie, protégé par la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales est bien au nombre des libertés fondamentales reconnues par la juridiction administrative (CE, 2 décembre 2011, req. n°354445).

Toutes les ordonnances actuelles rendues par le Conseil d’Etat pendant l’état de crise sanitaire, le confirment.

Ainsi le Conseil d’Etat (req. n°439821) a rendue une ordonnance de référé le 8 avril 2020 , sur requête introduite par le syndicat national pénitentiaire force-ouvrière- personnels de surveillance, qui se plaignait que les agents n’étaient pas assez protégés et sollicitait du juge des référés qu’il enjoigne au gouvernement de prendre des mesures supplémentaires pour assurer une protection suffisante des personnels pénitentiaires à l’égard des risques de contamination par le Covid-19, notamment par la fourniture de masques FFP2, de gants et de gel hydro-alcoolique en quantité suffisante.

Le raisonnement suivi dans cette espèce par la Haute-Assemblée, peut s’appliquer à l’ensemble des personnes morales de droit public ou privées chargées de missions de service public et il peut être dupliqué localement auprès de tous les tribunaux administratifs de Métropole et d’outre-Mer, dans l’hypothèse où une administration ne mettrait pas en place un système suffisant de protection de ses agents face aux risques de contamination du Covid-19.

Quelques extraits de cette ordonnance méritent d’être cités :

« Il résulte de la combinaison des dispositions des articles L 511-1 et L 521-2 du code de justice administrative qu’il appartient au juge des référés, lorsqu’il est saisi sur le fondement de l’article L 521-2 et qu’il constate une atteinte grave et manifestement illégale portée par une personne morale de droit public à une liberté fondamentale, résultant de l’action ou de la carence de cette personne publique, de prescrire les mesures qui sont de nature à faire disparaître les effets de cette atteinte, dès lors qu’existe une situation d’urgence caractérisée justifiant le prononcé de mesures de sauvegarde à très bref délai. Ces mesures doivent, en principe, présenter un caractère provisoire, sauf lorsque aucune mesure de cette nature n’est susceptible de sauvegarder l’exercice effectif de la liberté fondamentale à laquelle il est porté atteinte. Sur le fondement de l’article L 521-2, le juge des référés peut ordonner à l’autorité compétente de prendre à titre provisoire, des mesures d’organisation des services placés sous son autorité, dès lors qu’il s’agit de mesures d’urgence qui lui apparaissent nécessaires pour sauvegarder, à très bref délai, la liberté fondamentale à laquelle est gravement, et de façon manifestement illégale, porté atteinte. Le caractère manifestement illégal de l’atteinte doit s’apprécier notamment en tenant compte des moyens dont dispose l’autorité administrative compétente et des mesures qu’elle a déjà prises. Pour l’application de l’article L 521-2 du code de justice administrative, le droit au respect de la vie constitue une liberté fondamentale au sens des dispositions de cet article. Les autorités administratives ont l’obligation de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé de leurs agents eu égard aux missions qui leur sont assignées. Lorsque la carence d’une autorité administrative dans l’usage des pouvoirs qu’elle détient pour satisfaire cette obligation crée un danger caractérisé et imminent pour la vie des personnes placées sous son autorité portant ainsi une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté fondamentale énoncé au point précédent, et que la situation permet de prendre utilement des mesures de sauvegarde dans un délai de 48H, le juge des référés peut, au titre de la procédure particulière prévue par l’article L 521-2, prescrire les mesures de nature à faire cesser la situation résultant de cette carence… ».

Il ressort de ces considérants de principe que :

  • La situation d’urgence est caractérisée aujourd’hui par l’état d’urgence sanitaire et le danger de mort que risque d’entrainer une contamination au Covid-19.
  • Dans ce contexte, le droit au respect de la vie constitue une liberté fondamentale pour chaque agent au sens des dispositions de l’article L 521-2 du CJA.
  • Si l’administration, par action ou par omission, crée une situation de danger caractérisé pour ses agents, elle porte une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, habilitant le juge des référés à intervenir pour prendre toute mesure de nature à faire cesser cette situation et ordonner le cas échéant des mesures supplémentaires de protection.

Si une administration décide d’ouvrir certaines unités, sans prendre les mesures maximales de protection de ses agents face au Covid-19, elle s’expose à un référé liberté (article L 521-2 du CJA), sans compter les actions en responsabilité qui pourraient être ultérieurement menées, si sa défaillance en la matière était démontrée.

C’est d’ailleurs également la position du juge judiciaire des référés du tribunal judiciaire de Paris qui a rappelé dans une ordonnance du 9 avril dernier que les obligations impérieuses de l’employeur d’appréhension, de prévention des risques professionnels liés au Covid-19 devaient porter sur l’ensemble des unités de travail qu’il estime devoir mettre ou maintenir en place au titre de la continuité des services publics et des divers besoins jugés essentiels pour la Nation (Tribunal judiciaire de Paris, 9 avril 2020, Fédération SUD des activités postales et des télécommunications, RG n°20/52223).

En l’espèce et concrètement, si l’administration ne met pas en place les gestes barrière nécessaires pour assurer la sécurité et la protection de ses agents face au Covid-19, elle est donc susceptible par son comportement, de porter atteinte au droit à la vie de ses agents et le recours à l’article L. 521-2 du CJA est donc parfaitement non seulement possible, mais parfaitement justifié.

Comme le rappelle le Conseil d’Etat, le caractère manifestement illégal de l’atteinte sera caractérisé ou non, compte-tenu de la carence ou des carences de l’administration à mettre en place et sur toutes les unités qu’elle décidera d’ouvrir au public, les mesures de protection nécessaires et adéquates pour assurer la sécurité de ses agents, compte-tenu de moyens dont elle dispose et des connaissances scientifiques actuelles sur cette pandémie.

Et en l’état actuel de la pandémie, pas un juge saisi sur le fondement de L. 521-2 du CJA, ne devra rejeter par ordonnance une telle requête, sans avoir examiné son contenu et vérifié que les mesures prises par l’administration ne mettent pas en danger ses fonctionnaires, il en va de sa responsabilité.

D’ailleurs, l’intérêt d’un tel recours n’est pas nécessairement d’obtenir la reconnaissance d’une atteinte grave et manifestement illégale, mais de faire bouger très rapidement l’administration vers plus de protections pour les agents face au Covid-19.

C’est ainsi que dans l’ordonnance précitée du 8 avril 2020, si le gouvernement a pu échapper à une condamnation, c’est parce qu’au cours de l’audience publique, le syndicat qui demandait la prolongation jusqu’au terme de l’état d’urgence sanitaire de mesures générales de précaution qui avaient été arrêtées par instruction ministérielle du 17 mars 2020, a obtenu satisfaction, le gouvernement ayant accepté de prolonger ces mesures jusqu’au 24 mai.

En ce qui concerne le port du masque, le syndicat a également obtenu satisfaction, la ministre de la justice au cours de l’instruction ayant décidé d’organiser un « anneau sanitaire » en imposant le port d’un masque chirurgical à l’ensemble des agents se trouvant en contact à la fois direct et prolongé avec des détenus et qu’à la date de la présente ordonnance, l’Etat avait pu justifier qu’il disposait d’un stock de 260 000 masques chirurgicaux alloués à l’administration pénitentiaire et que la garde des sceaux s’était engagée à satisfaire les besoins journaliers évalués à deux masques par jour et par agent.

Tout ceci n’a pas empêché le Conseil d’Etat de rappeler en outre :

« Il incombe au chef d’établissement de veiller à ce que la dotation de masques de protection se fasse non seulement à l’occasion de la prise de fonctions mais aussi en cours de journée, au moment d’un changement de poste ou d’une intervention impliquant nécessairement un contact direct et prolongé avec une personne détenue… ».

Et il en est allé de même concernant les demandes du syndicat concernant la distribution de gants et de gel hydro-alcoolique puisque là encore, le gouvernement a évité la censure au seul motif qu’au cours de l’audience publique, d’une part, « le représentant du ministère de la justice a indiqué que consigne sera donnée aux chefs d’établissements de doter les personnels pénitentiaires d’un nombre suffisant de gants à usage unique pour permettre à chaque agent de s’en trouver muni dès lors qu’il procède à une intervention impliquant un contact direct avec une personne détenue, à une fouille avec palpation ou à une fouille de cellules…. » et, d’autre part, « en second lieu, il résulte de l’instruction que le 26 mars, 2020 des litres de gel hydro-alcoolique ont été livrés aux directions interrégionales des services pénitentiaires et que le ministère de la justice s’est engagé à en livrer à destination des personnels pénitentiaires 2500 litres par semaine. Au demeurant, le syndicat requérant en a pris acte au cours de l’audience publique et a considéré que sa demande était satisfaite… ».

Dans ces conditions, aucune atteinte grave et manifestement illégale au droit au respect de la vie des personnels pénitentiaires n’a été retenue par le Conseil d’Etat mais on voit qu’en pratique, le syndicat a obtenu ce qu’il demandait et a contraint l’administration à prendre les mesures supplémentaires de protection qu’il sollicitait et ceci dans un délai record, grâce au dispositif de l’article L. 521-2 du code de justice administrative.

II- L’employeur a également l’obligation « d’évaluer » les risques professionnels liés au Covid-19.

C’est ce que vient de rappeler la Cour d’appel de Versailles, dans son arrêt du 24 avril 2020, concernant la société AMAZON France (RG n°20/01993).

Avant d’aborder cette obligation de l’employeur, la cour a tranché une question de principe intéressante relative aux sites qui font travailler plus d’une centaine de personnes, le syndicat SUD ayant soulevé que ces sites devaient être fermés car ils méconnaissaient les dispositions réglementaires restrictives prises par le gouvernement, en application du décret du 23 mars 2020 interdisant tout rassemblement, réunion ou « activité » mettant en présence de manière simultanée plus de 100 personnes en milieu clos et couvert.

Sur ce terrain, la cour a fait la distinction entre les restrictions à la liberté de réunion prévues par le décret du 23 mars 2020 et les restrictions aux activités des entreprises et elle a écarté le moyen du syndicat requérant, considérant qu’aucun texte n’interdisait aujourd’hui des entreprises à maintenir sur un site ou une unité de travail plus de 100 personnes en milieu clos et couvert, dès lors que le gouvernement n’avait pas décidé la fermeture des activités de ces entreprises et que l’employeur, en plus du télétravail, justifiait avoir pris toutes les mesures nécessaires pour éviter les risques de contagion de ses salariés.

Ensuite, indépendamment de la question de l’existence d’un trouble manifestement illicite, sur la question de l’évaluation des risques professionnels liés au Covid-19 qui doit porter sur l’ensemble du périmètre de l’employeur et sur ses différentes activités, la Cour d’appel de Versailles est venue apporter des précisions importantes sur ce qu’elle considère comme étant en la matière, les obligations de « tout employeur ».

De manière classique, la cour rappelle que l’employeur est tenu d’évaluer face à la pandémie du Covid-19, les risques pour la santé et la sécurité des travailleurs, compte-tenu de la nature des activités de l’entreprise, de retranscrire les résultats dans un document unique et de mettre en œuvre les mesures de prévention adéquates. Puis elle rappelle un élément déterminant à savoir qu’il n’existe pas de méthode particulière imposée par le code du travail pour procéder à l’évaluation des risques professionnels, ce qui veut dire que l’employeur est libre de choisir sa méthode d’évaluation.

Cependant, et c’est là que l’apport jurisprudentiel est important face à cette crise sanitaire inédite :

– La méthode d’évaluation doit permettre d’appréhender la réalité des conditions d’exposition des salariés au danger ;

– Il doit s’agir d’un véritable travail d’analyse et non un travail unilatéral ;

– L’action d’évaluation doit être menée en concertation avec les instances représentatives du personnel de façon à favoriser le dialogue social ;

– L’évaluation doit prendre en compte :

  • les situations concrètes de travail,
  • le droit d’expression des salariés sur leurs conditions de travail,
  • l’expérience des salariés sur leurs propres situations de travail,
  • et reposer sur une approche pluridisciplinaire mêlant compétences médicales, techniques et organisationnelles.

En tout état de cause, la contagiosité spécifique du covid-19 entraîne nécessairement une modification importante de l’organisation du travail, ce qui laisse sous-entendre que pendant cette période de grave pandémie et d’état d’urgence sanitaire, le retour à une organisation « normale » du travail ne semble pas envisageable ; cette situation entraînant un bouleversement des conditions de travail des salariés (d’où la limitation de la poursuite de l’activité à certaines activités jugées indispensables à la vie de la Nation).

Il est donc nécessaire que l’employeur prenne des mesures d’adaptation communes qui doivent être discutées :

– au niveau national,

– et dans les différents établissements locaux.

De plus, la cour insiste sur le fait qu’il ne faut pas simplement une simple « information » mais une véritable « concertation », et c’est ainsi que l’employeur ne remplit pas ses obligations s’il se borne à remanier à minima l’évaluation des risques sans aucune concertation avec les représentants des salariés et qu’il n’entreprend aucune démarche pour modifier ses DUER au regard notamment des risques psycho-sociaux que génère cette pandémie.

A travers l’impact du COVID 19 sur les conditions et l’organisation du travail des salariés et des risques induits, l’association / consultation du CSE à l’élaboration des DUER, à travers les attributions anciennement dévolues au CHSCT ne devra pas être ignorée.

En l’espèce et concrètement, le juge vérifie :

– quelles ont été les mesures prises par l’employeur pour protéger les salariés qui pourraient avoir été en contact avec la maladie et quels outils ont été mis en place pour assurer le suivi en cas d’infection avérée où suspectée ;

– si l’employeur a pris des mesures suffisantes pour préserver la santé des salariés à l’entrée des sites, dans les vestiaires, dans les sites, lors des contacts avec toute personne extérieure, lors de la manipulation des colis ;

– que l’employeur a mis en place les mesures suffisantes pour respecter les gestes de distanciation sociale ;

– que l’employeur a respecté ses obligations de formation de ses salariés, du personnel intérimaire et des personnels extérieurs à l’entreprise pour lutter contre tout risque de contagion.

La cour a donc jugé que malgré les efforts allégués en appel par AMAZON, il y avait une absence d’évaluation des risques adaptée au contexte d’une pandémie aussi importante que celle que nous traversons, que les salariés n’avaient pas été concertés et que les efforts nouveaux avancés demeuraient insuffisants car les mesures arrêtées avaient été prises dans un contexte d’arrêt des activités, donc elles ne pouvaient bénéficier de « l’apport essentiel des retours d’expérience » et que le travail « d’évaluation » ne faisait que de commencer.

La cour a surtout dénoncé :

– l’absence de plan d’ensemble,

– l’absence d’une véritable méthode d’évaluation,

– l’insuffisance d’association des salariés.

La cour a cependant indiqué « la voie » à une évaluation des risques qui serait satisfaisante selon elle ; laquelle devrait :

– établir des listes très détaillées des risques liés à la pandémie par site et par activité ;

– préconiser toute mesures additionnelles prenant en considération les suggestions des salariés exerçant lesdites activités ;

– arrêter une méthodologie avec visite des locaux et concertation avec les représentants du personnel ;

– créer des groupes de travail affectés à l’évaluation des différents postes ;

– associer la médecine du travail ;

– élaborer une matrice d’évaluation des risques ;

– instaurer une collaboration directe entre direction et salariés qui doit aboutir à une évaluation des risques de qualité ;

– aboutir à une mise à jour systématique des DUER.

Face au Covid-19, les obligations des employeurs, qu’ils soient publics ou privés, se rejoignent et se croisent, évoluant vers une vision commune de la gestion des ressources humaines, dans cette crise sanitaire majeure.

Toutefois, les juridictions, même en temps de crise inédite, conservent encore leur spécificité. Les juges administratif et judiciaire appliquent désormais la même grille d’analyse sur l’évaluation, la prévention et la gestion des risques auxquels le personnel est exposé. Mais s’ils reconnaissent les efforts faits par les employeurs pour adapter leur mesure de protection à une situation sans précédent, et veulent aider à ce qu’ils en mesurent les enjeux, tout se passe comme si le juge judiciaire allait davantage au bout de la logique de l’urgence et de la responsabilité de l’employeur. Il ordonne, enjoint en référé et prononce des astreintes. A l’encontre d’une multinationale américaine il est vrai mais pas seulement. Ainsi une association d’aide à domicile a même été contrainte de mettre en oeuvre la réglementation applicable aux « risques biologiques », par le Tribunal judiciaire de Lille le 3 avril dernier, sous astreinte également (affaire ADAR Flandre Métropole).

Le Conseil d’État semble avoir choisi de s’en tenir à une ligne de conduite : ne pas entraver inutilement l’action de l’État dans la plus grave crise sanitaire rencontrée par le pays à l’aide d’ordonnances soigneusement argumentées (nourries par les mémoires en défense et les chiffres des administrations elles-mêmes) et d’une pédagogie basée sur la prise de conscience.

Il n’est pas certain que face à la justice, les employeurs relevant du juge judiciaire et ceux relevant des juridictions administratives soient « évalués » à l’identique.

Valérie Meimoun Hayat et Marc Bellanger

HMS AVOCATS